À noter tout de suite que la musique Ambient ne provient pas de sons exclusivement générés électriquement ou électroniquement, mais aussi d’instruments acoustiques classiques (pianoforte, instruments à cordes, guitares, etc.) éventuellement retraités électroniquement, et d’extraits d’enregistrements effectués dans le monde ambiant (Field Recording).
Mais commençons par le commencement, c’est à dire les origines, les époques et événements musicaux qui ont intéressé le créateur/initiateur/définisseur de l’Ambient, l’anglais Brian Eno, né en 1948, par ailleurs inventeur du terme.
Le pianiste et compositeur français moderne/dadaïste Erik Satie (1887-1923), à l’humour fleuri, l’esprit ironique et facétieux, crée trois pièces intitulées « musique d’ameublement » (notamment « Carrelage Phonique », 1918), destinées à tapisser, « meubler », l’environnement sonore d’événements tels que dîners officiels (potentiellement ennuyeux), réceptions et manifestations solennelles (potentiellement guindées). Ce sont des pièces pour orchestre de chambre, volontairement répétitives.
Brian Eno, dans sa définition, reprendra cette caractéristique, celle d’une musique qui participe, en s’y fondant, au paysage sonore du lieu dans laquelle elle est diffusée, mais qui devra néanmoins être suffisamment intéressante pour pouvoir être écoutée de manière active. Une période de convalescence suite à un accident de voiture, pendant laquelle il peut difficilement se lever et ne parvient pas à aller monter le volume de la musique qu’il écoute, diffusée trop bas, lui permet de faire la connexion de manière certaine avec cette idée.
La pièce « 4’33 » » du compositeur contemporain John Cage, pendant laquelle un pianiste s’assied pendant 4 minutes trente trois sur scène devant un piano sans pour autant en jouer, invitant ainsi les auditeurs à écouter la nature du silence qui règne dans la salle de concert, l’aide également à définir le concept. Des pièces de Satie, il puisera aussi l’idée de la répétition d’événements sonores, organisées non pas de manière systématique, mais aléatoire, avec l’idée qu’une musique peut être « générée » automatiquement de cette manière. Il utilisera en conséquence le terme de « musique générative » pour décrire ses compositions.
Il puisera chez Steve Reich, né en 1942, quelque chose d’équivalent, Reich travaillant de manière expérimentale à partir de bandes magnétiques, sur le remontage d’enregistrements issus du réel, modelant la matière sonore par coupes multiples/réorganisation de celle-ci et décalage temporel progressif d’un même message par rapport à lui-même, comme dans « It’s Gonna Rain, part 1&2 » (1965).
L’enregistreur à bandes deviendra d’ailleurs l’instrument de prédilection de Brian Eno lors de ses premières expérimentations/compositions.
Terry Riley, dont la pièce « In C », par exemple, utilise décalage et répétions de motifs suivant des règles aléatoires suivies par les exécutants, inspirera également sa technique compositionnelle.
Un peu plus tôt que ne le fera Eno, des musiciens de Rock allemands du mouvement Krautrock, issus des conservatoires de musique classique/contemporaine, s’essaient à produire des « climats », à l’aide d’instruments acoustiques, comme le groupe Popol Vuh (« Das V Buch Mose, part 5 : Andacht » sur l’album « Hosianna Mantra », 1972), ou des premiers synthétiseurs, comme les trois membres de Tangerine Dream (album « Phaedra », 1974).
En 1972-73, il est membre de la formation de Glam Rock anglaise Roxy Music, et participe aux claviers, bandes magnétiques et traitements sonores divers, à leurs deux premiers albums, « Roxy Music » et « For Your Pleasure ». Son travail de retraitement du son et les couleurs et matières qu’il apporte à leur musique sont remarquables (écouter « The Bogus Man » sur leur 2ème album), mais des incompatibiltés autour du leadership avec Bryan Ferry le feront quitter le groupe.
Il travaille alors sur un disque pré-Ambient avec Robert Fripp, guitariste de King Crimson, au jeu très personnel et puissant, utilisant des pédales de traitement du son. Le disque « No Pussyfooting » (1973) utilise la répétition et le délai temporel, à l’aide de longues boucles de bandes, et l’utilisation de plusieurs têtes de lecture sur leur parcours.
En 1975, un premier disque personnel, « Discreet Music », vient fonder le concept : Une face est consacrée à une première pièce Ambient, répétitive de manière aléatoire, d’une trentaine de minutes. L’autre face contient trois variations sur le Canon de Pachelbel, issues de trois déconstructions/réagencements de la partition suivant des processus différents.
Eno donne par la suite à la musique Ambient statut et fonction : son « Ambient 1 : Music For Airports » (1978) est destiné à apaiser le voyageur avant son vol. Cette idée sera étendue jusque dans la possibilité d’utilisation commerciale du nouveau genre musical : la « Muzak » devient ainsi une musique fonctionnelle destinée à rendre agréables lieux de consommations, ascensseurs, etc., de par sa présence à la fois discrète, neutre et agréable.
S’ensuivront en 1980 des collaborations fructueuses avec le compositeur contemporain Harold Budd (« Ambient 2 : The Plateaux Of Mirror »), puis le trompettiste Jon Hassell (« Fourth World, Vol. 1 : Possible Musics », dont la couleur très particulière repose sur la trompette synthétisée de Hassel et les rythmiques ElectroFunk discrètes mais hypnotiques de Brian Eno). Un an plus tard, sa collaboration avec David Byrne des Talking Heads (après avoir été leur cinquième membre et producteur sur trois de leurs disques) donnera des climats similaires sur l’incroyable « My Life In The Bush Of Ghosts », fait à partir de bandes vocales de natures et provenances diverses habillées de rythmiques électroniques.
En 1982, son album « Ambient 4 : On Land », aux matières explorant sol et sous-sols terrestres donnera naissance à l’un des sous-genres de l’Ambient : le « Dark Ambient », dont un représentant dans les années 90 et 2000 sera par exemple « Lustmord » (album « The Place Where The Black Stars Hang », 1994).
La musique Ambient ira en se diversifiant avec le temps et les pratiques et inspirations des musiciens électroniques qui la font. Elle deviendra tour à tour musique des abysses, des cieux, des galaxies, des sphères mystiques (aux croisements avec le genre « New Age », représenté des musiciens comme Andreas Vollenweider, Steve Tibbets ou Steve Roach), emmenant ses auditeurs loin du monde réel, aux confins des univers.
Le cas particulier de la pièce toute récente, « Plateaux », du duo danois Deaf Center (sur la compilation « Lost In The Humming Air (Music Inspired By Harold Budd) », 2016), alibi de cette présentation du genre Ambient, se situe à la croisée de toutes ces tendances, réalisant la prouesse de nous faire voyager loin avec des instruments acoustiques (piano, cordes) savamment retraités.
Quelques disques de référence :
Klaus Schulze – Irrlicht (1972)
Brian Eno – Music For Films (1978)
Harold Budd & Brian Eno – The Pearl (1984)
Biosphere – Polar Sequences (1996)
Biosphere & Deathprod – Nordheim Transformed (1998)
Alva Noto & Ryuichi Sakamoto – Vrioon (2002)
Fennesz – Venice (2004)
Mitchell Akiyama – Small Explosions That Are Yours To Keep (2005)
Oöphoi – The Spirals Of Time (2007)
Bersarin Quartett – Bersarin Quartett (2008) et II (2012)
Deaf Center – Owl Splinters (2011)
Brian Eno – The Ship (2016)
Alva Noto – Xerrox, Vol. 4 (2020)